Un Joyeux Noël providentiel

Alors qu’il était en pleins préparatifs pour sa grande tournée annuelle dans sa fabrique du Pôle Nord, un ange apparut au père Noël pour lui demander, sur ordre du Seigneur, d’enlever la ville de Valréal de sa liste de distribution de cadeaux pour cette année.

– Pour quelle raison ? Demanda le vieux père, fort surpris.

– Pour la simple raison que le souhait « Joyeux Noël » ne se retrouve désormais nulle part dans cette ville, ni sur les lèvres, ni sur les cartes de vœux, ni sur les annonces, et qu’il a été remplacé par « Joyeuses fêtes ».

– Mais d’où tenez-vous cette information ? On dit bien « Joyeux Noël » dans cette ville… et puis « Joyeux Noël » ou « Joyeuses fêtes », c’est kif-kif.

– Tout d’abord, ne mettez pas en doute l’omniscience du Tout-Puissant. Ensuite, non, ce n’est pas kif-kif. « Joyeuses fêtes » vient dissoudre « Joyeux Noël », vider Noël de son sens et de sa salutaire circonstance. C’est une manière politiquement correcte de neutraliser, voire déchristianiser la fête.

– Que le Seigneur me pardonne, mais il est impossible que le souhait « Joyeux Noël » ait disparu du lexique de cette ville !

– Le Seigneur, dans sa miséricorde, vous permet d’aller vérifier par vous-même, en civil ou en faux Père Noël. Si vous parvenez à amasser dix souhaits de « Joyeux Noël », la ville sera épargnée. Vous avez encore 24 heures avant la nuit de Noël.

– Oh! Mission possible ! J’y vais tout de suite et je vous en rapporterai bien plus !

– Soit, mais je viens avec vous en témoin invisible. Vous êtes trop complaisant avec les habitants de cette ville laïcisée à outrance.

– D’accord, mais encore une question, si vous me le permettez : est-ce la seule ville « laïcisée à outrance », comme vous dites ? Pourquoi doit-elle payer le prix et pas les autres ?

– Les raisons du Seigneur, tout comme Ses voies, sont mystérieuses, et Sa Sagesse infinie. Et puis, à mon avis angélique, il faut bien commencer quelque part !

– Bon, on y va ?

– Après vous, père Noël. Je vous suis… de près.

Le père Noël entreprit de faire, en civil incognito, sa petite tournée expresse de la ville de Valréal en espérant récolter au moins dix « Joyeux Noël » et pouvoir ainsi l’inclure à sa grande tournée de la nuit de Noël et il fut surpris de constater qu’en effet, le souhait « Joyeuses fêtes » était devenu exclusif dans cette ville. Il ne parvenait pas à entendre, à lire ou à subtiliser un seul « Joyeux Noël » ! Il demanda au Seigneur, par l’intermédiaire de l’ange, s’il pouvait rabaisser l’objectif à cinq « Joyeux Noël », au lieu de dix. La réponse du Seigneur ne se fit pas attendre :

– Trouve cinq « Joyeux Noël » et j’épargnerai la ville.

Le père Noël s’enhardit et sillonna la ville dans une course contre la montre pour récolter ne fût-ce que cinq souhaits justes… mais toujours en vain. C’était, partout, sur les lèvres, sur les affiches publicitaires, sur les vitrines…  l’hégémonie des « Joyeuses fêtes ». Il pensa se déguiser en faux père Noël pour maximiser ses chances, mais rien n’y fit. Il accostait les passants, leur offrait des friandises en leur souhaitant « Joyeux Noël » et recevait en retour un « Joyeuses fêtes », exprimé parfois sur un ton pas très joyeux. Il croisa même un confrère, père Noël comme lui, qui lui souhaita de « Joyeuses fêtes » !

En désespoir de cause, il demanda à l’ange si l’objectif pouvait être encore revu à la baisse et reçut du Seigneur une réponse plus que favorable :

–  Trouve un seul « Joyeux Noël » et j’épargnerai la ville.

Le père Noël redoubla d’espoir et d’efforts. Il entra dans les centres d’achat, les gares, les foires, dans son costume pourpre, criant à tue-tête « Joyeux Noël ! » et l’écho lui répondait « Joyeuses fêtes ! ».

Il finit par se rendre à l’évidence et fut sur le point de rendre son tablier quand il repéra, au retour de son infructueuse tournée, une maison illuminée de mille feux, transformée en un véritable village de Noël, ouverte au grand public. Le père Noël tenta sa dernière chance et fit son entrée. Une crèche géante, lumineuse, trônait au milieu du patio. On y voyait la Sainte Famille : Marie, Joseph et l’Enfant sur la paille, réchauffés par le bœuf et l’âne, le tout baignant dans une lumière astrale. Malgré son accoutrement, il ne fut pas remarqué, les visiteurs étant plus captivés par la crèche. Certains étaient même dans un état de recueillement. Après s’être lui aussi recueilli, il s’en retourna, satisfait d’y avoir trouvé l’esprit de Noël, mais pas le souhait tant espéré quand, subitement, un coup de tonnerre retentit dans son dos : Joyeux Noël, père Noël ! Il pivota de stupeur et vit un enfant lui faire un signe de la main après le « signe » vocal. Même l’ange fut agréablement surpris par ce souhait hors norme.

Le père Noël s’accroupit, tout ému, devant l’enfant et lui demanda comment il avait appris à dire « Joyeux Noël ».

– Oh! je l’ai appris de mes grands-parents ! Je les ai entendus se chuchoter un « Joyeux Noël » et papy dire à mamy de baisser la voix car ce souhait n’est plus à la mode.

– Et toi, que dis-tu, mon enfant ?

– Moi, je trouve naturel de dire « Joyeux Noël » puisqu’on dit bien « père Noël » !

Et le père Noël serra dans ses bras cet enfant du « village » qui venait de sauver la ville.

 

R.B.

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