C’était la stupeur et la panique en cette fin d’année. Le tic-tac des horloges du monde entier se ralentissait et l’aiguille commençait à piétiner. Le temps avait tout l’air de vouloir se figer. Certains n’étaient pas mécontents de ne plus avancer en âge, mais c’était sans compter d’autres aléas… comme la fin des temps !
Raison de cette anomalie ? Sylvestre a de nouveau piqué sa « crise du Nouvel An ». Il rechigne à franchir le pas vers la nouvelle année. Après les horreurs observées en 2022, il ne veut pas que celles-ci se poursuivent ou se renouvellent en 2023. Il se dit qu’il vaut mieux rester à la frontière. Assez de drames, de morts, de catastrophes, de tragédies, d’assassinats, de guerres, de crimes contre l’humanité, d’enfants martyrisés…
Le père Noël tenta de le raisonner. Il avait le souci de préserver le rare événement annuel heureux de la planète qui fait la joie des enfants. Mais Sylvestre ne voulait rien entendre et continuait à bouder.
Alors le père Noël fut forcé de porter l’affaire au Très-Haut.
– Seigneur, il y a Sylvestre qui…
– Je sais, je sais, pas besoin de me décrire la situation puisque je sais tout !
– Ah ! Pardon !
– Je lui donne raison, à Sylvestre. Il y a de quoi en avoir sa claque !
– Mais c’est le monde entier qui va claquer !
– Eh bien qu’il claque ! Je pourrais refaire un autre meilleur !
– Alors on le laisse faire ?
– De par mon principe de respecter le libre arbitre des humains, je ne peux intervenir.
– Mais Sylvestre n’est pas humain! C’est une allégorie !
– Il est plus que cela… à ma connaissance c’est un saint, puisqu’on l’appelle Saint Sylvestre. Quoi qu’il en soit, mon respect du libre arbitre englobe tout : les humains, les allégories et les saints. À toi de trouver le moyen de lui faire changer d’avis. Ne me mêle pas aux histoires de ce monde corrompu. J’ai les mondes supérieurs à gérer.
Et le père Noël revint sur terre, tout penaud, ne sachant quoi faire, errant incognito dans les dédales du monde lorsque par hasard, en longeant un kiosque, son regard tomba sur la manchette d’un journal qui annonce qu’un donneur d’organe compatible a été trouvé in extremis pour remplacer le cœur défaillant du petit Julien et que la transplantation cardiaque aura lieu dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. La nouvelle était perçue comme un signe providentiel d’heureux auspices pour une année 2023 de vie, de bonheur et de paix dans le monde. Mû par une idée salvatrice, le père Noël s’empara d’un exemplaire et se dirigea précipitamment vers la caisse mais le marchand, qui le reconnut, fut surpris de le voir encore là après la nuit de Noël et lui offrit le journal comme un geste de reconnaissance pour ses innombrables joujoux offerts, y compris à ses propres enfants.
Muni de la bonne nouvelle de cette transplantation au minutage symbolique, il débarqua en coup de vent chez Sylvestre en pleine crise d’immobilisme cataleptique. Il planta la Une du journal devant ses yeux… qui ne se dessillèrent malheureusement pas. Sylvestre campait toujours sur sa position « philosophique ». Le père Noël usa des meilleurs procédés de persuasion et d’éveil en sa possession :
– Tu ne voudrais pas causer la perte de cet enfant qui attend un nouveau cœur à l’aube de la nouvelle année !
– J’en sauverai beaucoup d’autres en ne franchissant pas le seuil.
– Sauf que tu seras responsable de la perte de celui que tu as devant les yeux, sans compter les autres qui ne sont pas encore perdus et qui pourraient toujours être sauvés !
Sylvestre ouvrit un œil.
– Ils peuvent toujours avancer la date et l’opérer avant minuit !
– Ah ! Tu trouves qu’on peut contrôler le timing de ce genre d’intervention ? Qu’on va accélérer la fin de vie du donneur ? Est-ce moral ce que tu suggères ? Et puis, à quoi cela lui servira-t-il ? Le tic-tac de son nouveau cœur dépendra de celui de l’horloge !
Sylvestre ouvrit le second œil. Il vit les deux figures d’enfants dans le journal : celles du donneur et du receveur de vie. Son côté allégorique se réveilla. Il vit le don de soi, l’amour du prochain, l’espoir d’un renouveau, l’accueil de la vie, son transfert d’un corps à l’autre, d’une année à l’autre… Et il sortit de sa léthargie, se leva, serra dans ses bras le père Noël, reçut l’assurance qu’il ne sera pas responsable des mauvaises nouvelles à venir.
– Mais il n’y aura pas que des mauvaises ! Il y aura des bonnes aussi ! s’exclama le vieux père. – Et n’oublie pas la Bonne Nouvelle !
À la minute M, M à la fois comme Merveilleux et comme Malheureux, Sylvestre se redressa, requinqué par la transplantation, bomba le torse animé d’un nouveau cœur et fit le grand pas qu’il voulut cette fois-ci un pas de danse en guise de bon augure et dans l’espoir d’un changement.
Et le monde en apnée devant l’horloge mourante put respirer à temps. Après longue hésitation, l’aiguille se résolut à faire le dernier petit saut sur le cadran, les douze coups retentirent et la nouvelle année s’en échappa dans une toute nouvelle chorégraphie sous un chapiteau de feux sans artifice. Un soulagement planétaire monta jusqu’aux cieux, jusqu’au petit donneur de cœur, heureux de voir le sien inaugurer la nouvelle année par des battements de vie et d’espoir chez son nouvel hôte… son nouveau soi-même.
R.B.
Publication L’OLJ :
Un nouveau cœur pour le Nouvel An